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association de liaison pour la généalogie et l'histoire populaire du Cantal

...La généalogie autrement

 

L’histoire pour tous – n° 33 – janvier 1963

 

le conventionnel était expéditif

CARRIER
et les noyades de Nantes

par Gilbert Dupé

 

 

Le père du futur « monstre maudit de la Terreur » était un cultivateur aisé de la commune d’Yolet (Cantal). Un oncle de sa femme était le chapelain du château de Pesteils, siège du Marquis de Miramon, une des plus vieilles familles de la noblesse d’Auvergne. C’est sans doute grâce à la recommandation de son oncle que Carrier, père, devint tenancier du Marquis de Miramon pour une de ses terres de la baronnie d’Yolet. Il sut mériter la confiance de son maître. L’aîné de ses deux fils, Jean-Baptiste, né le 16 mars 1756, fut honoré de la protection de la marquise et le jeune garçon put, grâce à elle, s’élever au-dessus de la modeste condition de son père et devenir… ce qu’il fut.
« Plusieurs fois », rapporte le vicomte de Miramon, l’arrière-petit-fils du marquis, « il [Jean-Baptiste Carrier] vint à Miramon où la marquise et ses filles lui témoignèrent une bonté dont il garda de la reconnaissance ». En effet, durant la tourmente révolutionnaire, Madame de Miramon, arrêtée et sur le point d’être transportée à Paris, se vit l’objet d’un élargissement inespéré ; elle l’attribua toujours à son ancien protégé.
Le petit garçon se montra sage et intelligent ; son grand-oncle, le chapelain, voulut en faire un prêtre. Il lui apprit le latin et, grâce à la puissante protection du marquis de Miramon, le fit admettre au collège établi par les Jésuites à Aurillac et que dirigeaient, depuis leur expulsion, des prêtres séculiers.
Le collégien Carrier se fit remarquer surtout par son humeur peu sociable, son application aux études et son appétit féroce au réfectoire. Taciturne, il se tenait à l’écart des jeux et des divertissements mais, laborieux et discipliné, il était très bien vu de ses maîtres. Ils furent d’autant plus surpris lorsque, sur le point d’entrer en rhétorique, il déclara qu’il ne se sentait pas de vocation pour la carrière ecclésiastique et qu’il était décidé à quitter le collège. Sa famille ne se montra pas moins désolée mais la décision du jeune homme demeurait inébranlable. Le père Carrier dut céder et le plaça comme troisième clerc chez Me Delsol, procureur, son parent, et parrain de son fils cadet.
Il resta chez Delsol cinq ou six ans. Cette fois, le jeune Carrier semble avoir trouvé sa vraie vocation. Il se plonge avec délices dans le sombre et poussiéreux domaine de la chicane. Son patron paraît très content de lui : « Carrier est un bon travailleur », avait-il coutume de dire. « Il deviendra mon successeur, les clients ne s’apercevront pas que l’étude a changé de maître. »
Il se peut que ce fût là la suprême ambition de Carrier, le rêve voluptueusement caressé en transcrivant, à la lumière d’une expirante chandelle, les interminables attendus et considérants forgés par son patron. Le destin en décida autrement.
L’Édit Royal de 1779 réduisit à vingt le nombre des procureurs à Aurillac. L’étude de Me Delsol dut fermer ses portes. Carrier se contenta d’une activité très modeste et occasionnelle : consultations juridiques, rédaction d’actes de procédure, démarches devant les divers sièges et greffes, le tout bien maigrement rétribué. Mais comme il avait réalisé quelques économies et que son ambition demeurait toujours en éveil, il se rendit à Paris et s’y inscrivit à la Faculté de Droit. Il ne semble pas avoir obtenu son diplôme de licencié. Cependant, revenu à Aurillac en 1785, il saisit l’occasion de se rendre acquéreur de l’étude de Me Textoris, procureur, qui, frappé brusquement de maladie et sans aucun parent capable de lui succéder, avait hâte de s’en défaire pour se retirer à la campagne. Un arrangement fut trouvé. Carrier s’engageait à payer le prix de l’étude estimé à 10 000 livres, par versements de 2000 livres tous les deux ans. Son grand-oncle, le chapelain, se porta garant pour lui, et voici Carrier procureur.

une révolution change son destin

Il lui fallut fournir un travail énorme pour pouvoir réaliser la somme due à Me Textoris et assurer tant bien que mal sa propre subsistance. Il y parvint à force d’un labeur acharné, en menant une vie de reclus qui ne convenait guère à un homme ayant à peine atteint la trentaine. Tout à son travail, il vécut dès lors solitaire, fuyant la compagnie de ses confrères, tuant son ennui et ses désirs inassouvis dans l’alcool. Il prit ainsi l’habitude de s’enivrer à huis-clos, sans pour autant négliger son travail. Au contraire, d’après le témoignage de ses collègues, il apportait, à l’étude des dossiers et à la défense des intérêts de ses clients, la plus grande conscience, mais son aspect renfrogné, ses manières sèches et peu engageantes, déplaisaient et l’empêchaient d’élargir le cadre de sa clientèle.
La Révolution de 1789 bouleversa de fond en comble cette existence triste et monotone. Finies les soirées solitaires dans son morne et lugubre logis de célibataire. Adepte fougueux des idées de liberté et d’égalité, il prend une part active aux réunions pré-électorales, est un des premiers à s’enrôler dans la Garde Nationale. Il pérore dans les clubs. Son office ayant été supprimé à partir de mars 1791, en vertu de la nouvelle organisation judiciaire, il consacre tout son temps à la Révolution.

Mais cette activité débordante à laquelle il se livre à présent, en proie à une agitation frénétique trop longtemps refoulée et qui croit enfin pouvoir se donner libre cours, n’aboutit à aucun résultat positif. Ses concitoyens ont l’air de se méfier de lui et il n’est appelé à exercer aucune fonction publique. Son heure ne sonnera qu’après le « tournant » du Dix-Août. Lors des élections de la Convention il parvient, péniblement, après trois tours de scrutin, et le dernier sur quatre, à se faire nommer électeur dans sa section. Lorsque, le 2 septembre 1792, s’ouvrit à Aurillac l’Assemblée départementale pour la nomination des Députés à la Convention, il ne fut nullement question de sa candidature. Mais un des députés élus, Hebrard, ayant refusé pour des raisons personnelles d’accepter sa nomination, on vit avec surprise Carrier entrer en ligne pour le remplacer. En minorité dans les deux premiers tours du scrutin, il l’emporta au troisième tour par 194 vois contre 176données à son concurrent. C’était le 5 septembre. Le 10 suivant, il quittait Aurillac qu’il ne devait plus revoir pour se rendre à Paris où il s’installa avec ses deux collègues : Milhaud et Lacoste, dans un modeste logement au n° 135 de la rue Neuve-des-Petits-Champs, à proximité de l’Assemblée Nationale.

un accent auvergnat

À la Convention, Carrier alla s’asseoir sur les bancs de la Montagne. Il y siégea silencieusement et plutôt obscurément.
Bien à l’aise dans un petit club de province, il se sentait perdu, dépaysé dans cette grande assemblée où brillaient les plus éclatantes étoiles du ciel révolutionnaire. Il ne payait pas de mine. D’une tille démesurément haute, avec sa petite tête mal plantée sur un cou maigre et osseux, pauvrement vêtu, gauche et rigide, ses collègues le regardaient avec une condescendante et dédaigneuse commisération. Sa voix rauque, son accent auvergnat fortement prononcé, lui rendaient la tribune pour ainsi dire inaccessible. Il se rattrapait en participant de sa place aux « mouvement divers » que provoquaient certains discours et lançait de temps en temps quelque interruption qui se perdait dans le brouhaha de la discussion. Il dut attendre près de dix mois pour être chargé d’une mission. Le 12 juillet 1793, il fut envoyée avec son collègue Pochalle en Normandie où venait d’échouer la tentative  girondine de soulever le pays contre la Convention. Le 2 août, il annonça de Caen la fuite de Buzot et l’arrestation de la femme et du fils de Pétion, envoyés, sur son ordre, à Paris.
Au cours des trois semaines qu’avait duré sa mission Carrier se montra énergiques et expéditif, parlant et écrivant peu (contrairement aux autres représentants den mission) et abattant une besogne considérable. C’est ce qui dut inciter la Convention, peu de temps après son retour à Paris, à l’envoyer (le 14 août) dans le département de la « ci-devant Bretagne » pour y prendre « toutes les mesures de défense intérieures et extérieures nécessaires ». Ainsi s’exprima le décret qui l’investissait de ses nouvelles fonctions.
Il partit pour Rennes. Ce fut dans cette ville que Carrier commença à se faire la main. Le milieu était nettement hostile à la nouvelle voie révolutionnaire adoptée par la Convention depuis la proscription des Girondins. Carrier se heurta à une forte résistance de la part des autorités religieuses et municipales. Il eut une explication orageuse avec l’évêque Le Coz qui accueillait de nombreux prêtres insermentés et réfractaires dans son département. Le prélat se montra irréductible. Carrier du l’envoyer en prison au Mont Saint-Michel. Il eut également une altercation très vive avec le maire de Rennes, le tailleur Leperdit qui couvrait les Girondins et les modérés. Là aussi, Carrier eut beau tempêter, menacer, Leperdit refusa catégoriquement de sévir contre eux. N’ayant rien pu obtenir, le Délégué lui dit à la veille de son départ, sur un ton menaçant : « Je reviendrai. » Et le maire de répondre : « Tu me trouveras toujours le même. »
Après Rennes, Carrier alla à Nantes. C’est cette dernière mission qui lui apporta une si triste célébrité. Une lettre particulière d’Hérault de Séchelles lui recommandait de se presser de purger cette ville. »Il faut sans rémission évacuer, la liberté ne compose pas ; nous pourrons être humains quand nous serons assurés du succès. » Dans cette ville, deux partis se combattaient impitoyablement : les riches commerçants qui, grâce à la Révolution, en achetant des biens nationaux, avaient accru leur fortune et les patriotes » qui, naturellement hostiles aux riches, voulaient leur faire « rendre gorge ». De professions incertaines, souvent sans profession aucune, ceux-ci s’étaient créé des situations dans les comités sectionnaires, à la municipalité et avaient mis la main sur la Société Populaire, autrefois de Club des Jacobins, aux tendances modérées, devenu grâce à eux, sous le nom de Vincent-la-Montagne, ultra-extrémiste. Ils accueillirent Carrier avec des transports de joie, ayant suivi avec une chaude sympathie son activité à Rennes. Celui-ci comprit qu’il ne pouvait trouver appui que chez eux. À peine arrivé, il se présenta au Club et monta à la Tribune, le sabre nu à la main. Dans un discours fulgurant, il invita les patriotes à se montrer vigilants, à défendre la Révolution contre les riches, les aristocrates, les fédéralistes, autrement dit les girondins et tous les modérés en général. Il créa un corps de Police spécial composé de « patriotes » volontaires et qui reçut le nom de Compagnie Marat. Chaque « compagnon » touchait une solde de trois cents francs par mois et avait le privilège de s’approprier les effets des suspects arrêtés par lui. Carrier accorde au commandant de la compagnie des pouvoirs illimités non seulement à Nantes, mais dans tout le département. Il s’agissait surtout de mettre la main sur les nombreux Vendéens qui, après la débâcle des troupes royalistes à Savenay, s’étaient dispersés et cherchaient refuge dans la région. La police locale devait prêter main-forte aux « Compagnons de Marat ».

trois prisons

À la suite de rafles gigantesques, une quantité énorme de prisonniers, hommes et femmes, furent amenés à Nantes. Il y avait alors dans cette ville trois prisons : pour les criminels de droit commun, le Bouffay, vieux château dont l’origine remontait au Xe siècle ; il fut démoli en 1860 ; pour les suspects, le «  château », autrement dit une partie du grand château des ducs de Bretagne ; et, pour les prêtres réfractaires, les Carmélites. L’administration des prisons, confiée à des ignorants et à des incapables, fut débordée. On entassait les prisonniers pêle-mêle, sans le moindre souci d’un minimum d’hygiène.
Les commissaires nommés par la Municipalité pour interroger les détenus firent ensuite un rapport au Conseil général où ils déclaraient : « Le nombre des prisonniers est désormais si grand qu’il y en a dix ou onze par chambre, tandis que dans les temps ordinaires, on n’y en mettait que quatre. L’air qui y est concentré est devenu morbide tant il est chargé de miasmes méphitiques. À l’ouverture des portes, on est frappé de mouflettes suffocantes, la majeure partie des détenus y sont malades ou menacent de le devenir et il n’est pas possible d’y renouveler l’air qu’on respire. Beaucoup sont exténués par la faim ; ils sont dévorés par les poux. L’air de ces maisons, ainsi méphitisé, pourrait corrompre toute l’atmosphère et occasionner une épidémie dans la cité. »
L’officier de santé Thomas a écrit qu’en entrant dans la prison de l’Entrepôt il vit une grande quantité de cadavres, des enfants palpitants ou noyés dans des baquets pleins d’excréments humains. Il cite « huit cents femmes et autant d’enfants dans la Maison de l’Éperonnière et de la Marillère sans lits, ni paille, ni baquets. Le médecin Rollin et moi nous avons vu périr des enfants en moins de quatre minutes ; ces malheureux ne recevaient pas d’aliments. »

Le Conseil général se montra ému. On décida de procéder à un dégorgement des prisons. Les navires ancrés dans le port, que la guerre avec l’Angleterre avait condamnés à l’inaction, furent utilisés comme prisons flottantes. Mais cette mesure se révéla inopérante. Des centaines et des centaines de Vendéens continuaient à affluer à Nantes de tous les points du département embrasés par la guerre civile. Entre temps, une épidémie de typhus se déclara. Le conseil de santé de l’armée envoya une commission visiter les prisons. Dans leur rapport, les commissaires se déclarèrent « saisis » d’indignation par le spectacle révoltant que présente la situation des malades… qui sont tous dans l’ordure la plus infecte et ne reçoivent aucun soin, pas même une goutte de bouillon.
La municipalité fut requise de fournir aux détenus le minimum de nourriture nécessaire. Mais le comité révolutionnaire poussa de hauts cris. « Comment ! Les patriotes meurent de faim et le peu de ravitaillement dont on dispose va servir à nourrir des royalistes, des ennemis de la Révolution ! Cela, jamais ! » À la société populaire, on manifesta la plus grande indignation. Dans les quartiers, les habitants s’agitèrent, témoignant une vive hostilité à l’égard des prisonniers. Sur ces entrefaites, on apprit que six détenus avaient réussi à s’évader. C’étaient des prisonniers de droit commun, mais dans les milieux populaires le bruit se répandit qu’ils avaient ourdi un vaste complot. S’ils réussissaient à forcer les portes de la prison, ils massacreraient certainement tous les bons citoyens. C’en était trop. On entendit dire : « On en a assez de ces détenus ! Qu’on nous en débarrasse ! Pourquoi ne les juge-t-on pas ? Pourquoi traîne-t-on leur procès ? » Et on accusait les autorités d’être de connivence avec eux.
On en discuta  à l’Hôtel de Ville. Faire passer tous les prisonniers devant les tribunaux  représentait une affaire de plusieurs mois. Il y en avait trop et la justice était débordée. Il fallait trouver une autre solution.

le « jury national »

Le Comité révolutionnaire se réunit en assemblée secrète à laquelle furent invités les membres de l’administration départementale et les principaux dirigeants de la Société populaire. Le créole Goullin donna, au nom du Comité révolutionnaire, lecture d’un rapport dans lequel il affirmait l’existence d’une vaste conspiration de toutes les prisons de la ville de Nantes pour les mettre à feu et à sang : on ne pouvait les empêcher de se livrer à cette action criminelle qu’en les faisant périr tous. Son collègue, Robin, un tout jeune homme, l’approuva énergiquement. Un membre de l’administration départementale essaya une objection. Robin lui coupa brutalement la parole. « Il ne faut point ici des propositions qui sentent le modérantisme. Les détenus sont des scélérats qui veulent détruire la République. » Mais les « Modérantistes » tinrent bon. La discussion s’anima. On se sépara sans rien arrêter de définitif.
Goullin et ses partisans s’adressèrent à Carrier. Celui-ci se rendit à leurs arguments et créa une commission qualifiée par lui de « jury national ». Cette commission, composée de représentants de la municipalité et de délégués de la Société populaire, fut chargée d’établir la liste des détenus devant être mis à mort immédiatement. La commission se mit à l’œuvre. Un de ses membres, Louis Naux, boisselier de son état, déclarera par la suite au Tribunal révolutionnaire : « J’ai passé deux nuits au comité sans pouvoir en sortir. Mes collègues me retenaient de force et me forçaient à signer. »
On finit par dresser une liste comportant les noms d’une soixantaine de personnes qui devaient être fusillées. Le commandant militaire de Nantes reçut l’ordre de s’en acquitter. Il refusa.
C’est alors qu’on décida de recourir aux noyades. Le charpentier de navires Affilé fut chargé par le comité révolutionnaire de prendre les dispositions nécessaires pour faciliter l’opération. Par la suite, les membres du Comité affirmèrent catégoriquement que Carrier les avait forcés à signer cet ordre pour ne pas être compromis lui-même dans l’affaire. C’est peu probable. Carrier, loin de désapprouver le procédé, y voyait un acte hautement patriotique dont il n’aurait qu’à se vanter. Les dénégations post factum des commissaires, destinées à dégager leurs responsabilités dans un acte auquel ils avaient participé avec le plus grand empressement, n’apparaissaient guère convaincantes. D’ailleurs, le précédent existait déjà. Environ une semaine auparavant, des prêtres évacués d’Angers, en passant par le Pont-de-Cé, étaient tombés « accidentellement » dans la Loire et les victimes ne purent êtres sauvées parce que « malheureusement » elles avaient les pieds et les mains liés.
Dans la nuit du 14 au 15 décembre donc, Goullin, accompagné d’un détachement de la Compagnie Marat, se présenta à la prison du Bouffay, exhibant un ordre signé de plusieurs membres du Comité révolutionnaire et obtint la remise de cent vingt-neuf prisonniers. L’ordre indiquait qu’il s’agissait de les déporter à Belle-Isle. En fait, on les conduisit dans un bateau qui fut coulé peu après.
Cette opération fut renouvelée plusieurs fois. Michelet qui, pendant son séjour à Nantes, avait longuement étudié l’affaire des noyades, en compta sept. Le célèbre juriste Berriat Saint-Prix aboutit au même chiffre. Mais lors du procès de Carrier, leur nombre avait été porté à vingt-trois. Peut-être pourrait-on fixer le vrai chiffre entre ces deux estimations. En tout cas, le nombre de cadavres ramenés par le flux était si considérable qu’on afficha une ordonnance qui défendait de boire de l’eau de la Loire et de manger ses poissons ; elle était rouge de sang et on entendait la nuit le hurlement des chiens et les cris rauques et sinistres des oiseaux de proie que la mort attirait sur les berges.
Tabouret, garde au poste de la Machine, a raconté comment furent massacrés des prisonniers que l’on avait réveillés à quatre heures du matin : « Avant d’arriver à la gabare, j’entendis des cris épouvantables. Ils s’étaient détachés ; ils passaient leurs mains et leurs bras entre le plancher et criaient miséricorde. J’ai vu Grand-Maison, avec son sabre, abattre les bras de ses victimes… Dix minutes après j’entendis des charpentiers, placés dans des batelets, frapper la gabare à grands coups de hache ; la gabare s’enfonçait. Nous sautâmes dans des batelets qui nous conduisirent à terre. Affilé me dit que l’on avait pratiqué à la gabare deux petits sabords de dix-huit pouces qu’on déclouait à coups de hache. »

combien de noyés ?

Les noyades, qui avaient d’abord lieu la nuit, se firent à diverses reprises en plein jour. Pour tirer un bénéfice des vêtements des prisonniers, on les obligeait souvent à se déshabiller et, pour les empêcher de surnager, on les liait deux à deux dans certains cas. C’est ce qu’on a appelé par la suite les « mariages républicains ». Ils ont été confirmés, au cours du procès Carrier, par Chaux et par le batelier Perdreau. L’abbé Deniau déclare que « des témoins oculaires les ont confirmés… leurs témoignages m’ont été attestés à moi-même ». On avait en effet rencontré, parmi les cadavres que charriait la Loire, des couples liés, formés d’un homme et d’une femme nus. Mais il y avait aussi des couples formés de personnes du même sexe ; on omet généralement de le signaler, quand on évoque ces sinistres souvenirs.

Le nombre des noyés restera  toujours incertain. On peut du moins affirmer que, sur les huit ou dix mille prisonniers amenés à Nantes, au moins la moitié, sinon les deux tiers, y sont morts de maladie ou ont été guillotinés, ou noyés, ou fusillés. On fusillait tous les jours pendant plusieurs heures. Le nombre des morts laissés sans sépulture devint tel que, le 29 nivôse, il fut arrêté que tous les citoyens seraient tenus de concourir « à la continuation des travaux pour l’enterrement des cadavres et l’enfouissement des animaux lors des fusillades de chouans » et, dit le rapport, « le nombre de ces infâmes est malheureusement trop grand : il est intéressant qu’ils soient enterrés avec les plus grandes précautions afin qu’après leur mort ils ne nous fassent pas plus de mal que pendant leur vie ». Un officier, arrivé de Vendée, porteur d’un message à la Convention, déclara au cours de la séance du 28 décembre 1793 : « Trois maux incurables poursuivent les brigands : la Loire, la guillotine et les armées de Westermann et de Marceau. » Le Président lui répondit : « Va, retourne auprès de tes frères d’armes. Dis-leur qu’ils ont bien mérité de la patrie. » Les députés applaudirent.
Quand le Conventionnel Dubois-Crancé vint aux fonderies d’Indret, il eut sous les yeux « le spectacle déchirant d’une foule de fossoyeurs rangés le long de la rive et qui n’étaient occupés qu’à enterrer des monceaux de cadavres ». Des bateliers déclarèrent avoir vu des bateaux « remplis de morts », de corps attachés l’un à l’autre, une sapine pleine de femmes nues noyées, etc. Les enfants ne furent pas épargnés. Quelques Nantais ayant demandé à les recueillir, Goullin et Grand-Maison signèrent un arrêté ordonnant de « ne livrer aucun enfant si ce n’est à l’agent qui doit se présenter au nom du Commissaire ordonnateur de la Marine, lequel ne pourra faire choix que d’enfants au-dessous de dix-sept ans ». Quand, le lendemain, l’officier de santé Thomas vint pour délivrer quelques petits « brigands », il ne les trouva pas ; ils avaient tous été noyés.
Carrier, au contraire, signe un arrêté autorisant la délivrance des enfants au-dessous de l’âge de treize ans pour les filles, et quinze ans pour les garçons. M. Lallié signale la remise de soixante-dix-huit enfants. Certes, Carrier avait donné son entière approbation aux noyades, y voyant un moyen radical et expéditif pour exterminer les ennemis de la Révolution, lesquels – en bon Montagnard il en était intimement convaincu – ne méritaient aucune pitié. Mais, même s’il avait voulu s’y opposer et ne pas les couvrir de son autorité de représentant de la nation, il ne l’aurait pas osé, de peur de passer aux yeux des « patriotes » nantais pour un « modérantiste », d’être dénoncé comme tel à la Convention et conduit en fin de compte au Tribunal révolutionnaire.

sur la liste noire

« Peut-être s’étonnera-t-on », écrit Lenotre, « qu’une ville telle que Nantes ait accepté sans soulèvement cet inexplicable et inutile retour à la barbarie. » C’est que, sous Carrier, les Nantais avaient peur. Le maire de la ville, Renard, a avoué : « Nous étions comprimés par la Terreur. » Les habitants savaient à quoi s’en tenir, mais tous se taisaient : magistrats, généraux, bourgeois, peuple, soldats, riches, pauvres et les représentants qui traversaient la Bretagne, et la Convention tout entière, préféraient croire – ou faire semblant – « que ce expéditions étaient des accidents », pour ne pas avoir à s’en indigner .
Pourtant, l’arrivée d’un singulier personnage qui n’avait pas encore dix-neuf ans devait mettre fin aux exploits de Carrier. C’était Marc-Antoine Jullien, fils de député, que Robespierre envoyait parfois « en mission ». Cet aimable garçon qui disait que « le sang est le lait de la liberté naissante » et que « la liberté n’a pour lit que des matelas de cadavres », aurait dû s’entendre avec le proconsul. Mais, imbu de son importance, il traita Carrier de haut et celui-ci fit savoir en termes peu amènes, au jeune émissaire de « l’Incorruptible », ce qu’il pensait de lui et menaça de l’arrêter.
De retour à Paris, Jullien s’en plaignit au patron, raconta tout ce qui se passait à Nantes en en reportant toute la responsabilité sur Carrier.
Son cas fut examiné au Comité de Salut Public, qui, d’ailleurs, n’ignorait rien de l’activité de son délégué ni des méthodes qu’il pratiquait. La Société populaire de Nantes avait demandé le rappel de Carrier. Elle avait envoyé deux commissaires dévoiler au Comité de Salut Public « l’état de débauche dans lequel il vivait, son défaut de soins, ses fureurs… les mauvais traitements exercés contre les patriotes, ses liaisons avec Fouquet et Lamberty qui avaient sur lui un ascendant exclusif et féroce, etc.  »
On se borna à l’ « inviter » à rentrer prendre du repos avant de se voir confier une nouvelle mission. Il n’était resté à Nantes que quatre mois.
De retour à Paris, Carrier comprit que Robespierre l’avait inscrit sur sa liste noire. Cela le décida à se rallier aux hommes qui conspiraient contre lui, mais une fois le « tyran » abattu, il se mit à accabler d’invectives les factions thermidoriennes. Ces attaques tournèrent contre lui. On l’avait d’abord laissé tranquille ; à présent, il devenait gênant. Lors du procès des membres du Comité Révolutionnaire de Nantes, ceux-ci rejetèrent tout l’odieux des crimes dont on les accablait sur Carrier, dont, à les en croire, ils n’avaient été que les instruments passifs. L’opinion publique, indignée, réclama sa tête. Le Tribunal révolutionnaire ayant demandé sa mise en accusation, la Convention nomma une commission à l’effet d’examiner sa conduite. Le Rapporteur conclut à la mise en accusation et son arrestation fut votée. Malade, il obtint d’être gardé à vue à son domicile. Mais la Convention n’était pas pressée de commencer son procès. Certains de ses membres craignaient d’être mis en cause par lui. Enfin, sur les instances du vieux et rancunier Raffron, soutenu par le député-boucher Legendre qui avait bien des choses à se faire pardonner, on décida l’ouverture des débats. Carrier, toujours malade, appelé à comparaître devant l’Assemblée, se fit porter à la Convention. Rongé de fièvre, il monta en titubant à la tribune et entama un long et passionné discours pour sa défense, démontra à ses collègues que tous auraient agi comme lui s’ils avaient été à sa place. Il leur prédit qu’en faisant son procès, ils faisaient le leur.
« Tout est coupable ici », s’écria-t-il, « jusqu’à la sonnette du président. »
Il termina par ces paroles : « Je n’ai vécu que pour ma patrie, je saurai mourir pour elle. »
Devant le Tribunal, Goullin déclara que le Comité Révolutionnaire n’avait pris aucune part aux noyades, « qu’il n’a fait qu’exécuter les ordres du citoyen Carrier, représentant ».
« Je n’ai connu ni les noyades, répliqua l’accusé, ni les fusillades et si j’eusse eu la moindre notion de ces horreurs, de ces actes de barbarie, ils n’eussent pas été mis en exécution. »
Il rappela que la Convention avait  applaudi aux massacres de prisonniers fusillés sans procès ; il se  présenta comme une victime sacrifiée aux circonstances, comme bouc émissaire de la Révolution.

une défense impossible

Tronson-Ducoudray, défenseur de deux autres accusés, Proust et Vic, dont il obtint l’acquittement, chargea Carrier, mais plaida aussi que les erreurs des accusés étaient une conséquence de la Terreur. Il signala que des municipalités entières, venues, écharpe en tête, se mettre à la disposition des généraux, furent massacrées. « Douze colonnes s’avancent », s’écrie-t-il, « le feu et la flamme à la main, dans un pays où les rebelles ont mis bas les armes. On pille, on brûle, on massacre. Des cultivateurs paisibles, inoffensifs sont rencontrés ; on se saisit d’eux et avant de les massacrer, on creuse leurs fosses sous leurs yeux ; leurs femmes, leurs filles sont en proie aux outrages de soldats. Cinquante, cent monstres assouvissent tour à tour, sur une seule, leur infâme brutalité… Après le viol, le massacre… Des habitants hospitaliers les accueillent, leur présentent des rafraîchissements ; ils les acceptent et fusillent ensuite ces malheureux l’un après l’autre ».
Carrier se défendit de minuit à quatre heures du matin, cherchant en vain à prouver qu’il avait reçu des ordres supérieurs. À bout d’arguments, à quatre heures et demie, il termina par ces mots :
« Fatigué, exténué, je m’en rapporte à la justice des jurés… Je demande tout ce qui peut être accordé pour mes co-accusés, je demande que, si la justice nationale doit peser sur plusieurs, elle pèse sur moi seul. »
Il fut condamné à mort, pour avoir « fait exécuter sur-le-champ et sans jugement des brigands parmi lesquels des femmes et des enfants, fait noyer et fusiller un grand nombre de brigands qui avaient déposé leurs armes à la faveur d’un armistice… ordonné de nombreuses noyades d’hommes, de femmes et d’enfants… donné l’ordre au général Haxo de faire exterminer tous les habitants de la Vendée et d’incendier toutes leurs habitations ».
Goullin, Chaux, Bachelier, Jolly, Robin, O’Sullivan, Perrochaux, etc., au nombre de vingt-sept, sont convaincus d’assassinats, de noyades, d’exactions, d’actes arbitraires, mais comme ils ont commis ces crimes « sans intention contre-révolutionnaire », ils sont acquittés.
La foule aveugle et cruelle qui avait outragé la Reine, insulté Danton et Desmoulins, leurs idoles, et craché au visage de Robespierre, se rua encore au spectacle lorsqu’on coupa la tête de Carrier.
Il marcha à l’échafaud et reçut la mort avec un froid et calme courage.
Il laissait à sa famille la somme de trente et un francs.

 


1 Lenotre. – Les noyades de Nantes.

2 Mémoire justificatif de Bachelier.