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CANTAL-LIENS
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Voici un texte relevé dans les "Récits Carladéziens" écrits par le Duc De La Salle de Rochemaure (1906). N'en déplaise à Monsieur le Duc, l'affaire aurait aussi pu inspirer Georges Brassens.
Les huissiers ont toujours été gens à craindre. Jamais je ne conseillerais à quelque ami d'avoir le plus léger démêlé avec eux, ni d'en brusquer aucun. Ils savent inspirer le respect, et quiconque leur en manque s'en repent durement.
Payez bien vos dettes, ne cherchez chicane à personne, allez droit votre chemin, vous verrez alors que, suivant ainsi le fil de vos affaires, sans laisser s'embrouiller, ne trouvant rien à tondre chez vous, ils n'essaieront pas de vous chercher noise.
Autrefois, on les appelait « records et sergents » mais leurs occupations étaient les mêmes. Comme aujourd'hui, ils pourchassaient les mauvais payeurs et les plaideurs endurcis. Plus d'une fois il leur arrivait quelque désagréable mésaventure ; personne ne les vit apparaître à la porte de sa maison sans déplaisir. Néanmoins, je n'ai jamais ouï dire qu'aucun d'entre eux se soit dégouté du métier !
Du temps que le Roi Henri IV gouvernait la FRANCE, après avoir eu tant de difficulté à prendre la direction des affaires du royaume, le château du Doux, voisin d'Aurillac, avait pour seigneur un vieux et hardi capitaine, que trente années de guerre et de chevauchées à travers les monts et les landes n'avaientt point affaibli. Blessé vingt fois en maints endroits différents, le cœur était resté jeune et ardent, et bien qu'il eût barbe grise, il n'avait nul besoin de suppléant dans le rôle de nouveau marié, aussi « franc-luron » qu'un garçon qui va « tirer au sort ».
Quand il devint veuf, à cinquante ans passés, il pleura bien un tantinet sa femme, si gentille, la pauvrette ! Mais, au bout de six mois, la solitude de ses nuits lui pesa, et il se remarie. La nouvelle châtelaine du Doux venait de Tournemire, près de Saint-Cernin ; fraîche et accorte, elle apportait avec elle une dot considérable. Tant et si bien, que le Capitaine avait acheté, avec ces deniers, une magnifique prairie du côté de Yolet, où il « déprimait » sa vacherie, qui y foulait l'herbe jusqu'au poitrail.
Notre homme eût pu vivre ainsi, heureux, content, fort à l'aise, en compagnie de sa nouvelle femme. Rien ne lui manquait ; chaque jour, succulent poulet à la broche, vieux vins à la cave, lit bien chaud, entouré du respect de tous. Mais, quand le diable s'en mêle, il faut tant faire !
̶ Il ne sut s'empêcher d'aller courir ailleurs, et, non pas après les lièvres, vous m'entendez bien ! Il devait ressembler sans doute à ces coureurs qui, leur cave pleine, s'en vont néanmoins boire le vin du cabaret, bien qu'il soit baptisé et frelaté.
Je me garderai bien de vous dire ce que découvrit, un jour, la châtelaine : je rougirais de l'écrire ; mais elle fit un violent tapage, jeta à la porte bergères et servantes, leur criant qu'elles étaient pis que des truies, et comme le capitaine, au lieu de se repentir et de s'excuser, faisait l'important et se pavanait, fier comme un taureau, des petits bâtards allaient naître, notre femme fit seller la jument baie, pour retourner chez ses parents.
̶ « je m'en moque, disait le Capitaine, le voyant ceindre son « devant de manteau » ; quand elle sera fatiguée d'être seule, elle reviendra ; en attendant, je n'en aurai pas moins les pieds chauds ».
̶ « Nous verrons, nous verrons, lui répondit-elle tout en prenant le chemin de Tournemire, si l'envie vous viendra de faire le plaisant lorsqu'il vous faudra revendre les prairies, pour me rembourser ma dot ».
« Diable ! pensa le Capitaine, la femme, ni plus ni moins, mais Dieu me garde de vendre le pré. ̶ Bast ! colère de femme est comme lait sur le feu ; laissons-le bouillir, quand la cendre tiédira il retombera et j'arriverai à l'adoucir ! »
Notre homme raisonnait mal. « Femme en colère et terre mal fumée s'en ressentent plus d'une année ». Passant à Aurillac, la châtelaine alla conter ses déboires à un procureur. Cette engeance ne cherche que plaies et bosses. Pour approvisionner et faire bouillir leur marmite, ils savent attiser le feu, excitent les plaideurs. Voyant qu'il y avait là grasse récolte, l'homme de loi entretint adroitement la rancune de la châtelaine, la plaignit cauteleusement d'être si mal mariée, affirma qu'il saurait faire passer au Capitaine l'envie de nouvelles fredaines, finalement, fit signer à la dame une procuration, et les clercs couvrirent le papier de grimoires. A une semaine de là, avertissements, jugements, assignations, tombèrent au Doux plus épais que couche de neige au temps de Noël. Le Capitaine, fort insouciant du reste, et qui ne s'y connaissait guère plus en procédure que son « bouteillers », n'y prit pas garde et ne s'en émut guère, fort occupé en ces moments à chercher un fermier en remplacement du sien, qui lui avait mis la clef sous la porte. Justement, on était alors au vingt-cinq mars, et le tiers arbitre était occupé à faire l' « exit ».
Vous savez, sans doute, comment se passent en Auvergne les changements de fermiers. Le nouveau et l'ancien prennent chacun un expert. Les pâtres font alors sortir les bêtes une à une de l'étable. Chacun d'eux les estime séparément. Ils se réunissent ensuite, discutent ensemble une grande partie de la journée, sans, bien entendu, arriver à même estimation. Mais, s'ils ne font pas autre chose, savent-ils en revanche mettre à mal un nombre respectable de bouteilles ! Il leur faut alors nommer un troisième arbitre ; la décision de ce dernier est sans appel.
Le Capitaine regardait l'arbitre lorgner le bétail, quand arrivèrent un huissier d'Aurillac avec son clerc. ̶ « Que viens-tu faire ici, Menou, (tel était le nom de l'huissier), lui dit le seigneur du Doux ? »
̶ « Mon Dieu, pas grand' chose, lui répondit doucement l'huissier de crainte de l'effaroucher et d'essuyer quelque horion ; je viens seulement marquer le cheptel pour te le faire vendre à la foire. Votre femme a obtenu, par jugement, autorisation de tout faire saisir. »
En entendant cela, le Capitaine se mit à crier pis qu'un sourd, jurant comme un païen. Si sa femme avait été là, je crois que ce n'aurait pas été des caresses qu'il lui aurait prodiguées !
̶ Durant ce temps, Menou avait pris la porte de l'étable et remplissait ses fonctions.
̶ Quand il ressortit, sa besogne terminée, le Capitaine, qui semblait en avoir pris son parti, lui dit en riant, la mine réjouie :
« Dis donc, Menou, tu n'as pas oublié le bouc au moins ? » C'était alors l'habitude, et la coutume subsiste encore, d'entretenir dans chaque vacherie un bouc, afin de désinfecter les étables et de préserver le bétail de toute maladie.
̶ « Allons, Menou, fit le seigneur, à chacun son métier en ce monde ; tu as fini ta sale besogne, ne t'en va pas si vite. Tu dois, après cela, avoir la « pépie », et sache bien que personne n'a jamais quitté Doux avec la soif ! »
L'huissier était ravi, peu habitué qu'il était aux politesses. D'ordinaire, les gens qu'il allait visiter avaient bien plutôt envie de l'étrangler que de l'inviter.
̶ « N'allez pas vers la cuisine, montez plutôt à la salle toi et ton clerc. Vous voulez me vider l'étable ; en revanche, je veux vous remplir la panse, et j'aurai plaisir à vous faire boire à satiété ! »
Sans défiance, Menou et son compagnon pénétrèrent dans le château et vinrent paisiblement s'installer en face du Capitaine. On leur sert un joli morceau de fromage du Cantal ; c'était même, parait-il un fin « parabel » de Salers ; une servante survint, portant à plein bras un immense « farrat » d'eau, qu'elle pose au beau milieu de la table.
Menou commençait à trouver la chose étrange et fit mine de se lever ; mais le Capitaine, sortant de son pourpoint une paire de pistolets, les braqua au visage de l'huissier, et lui tint ce propos :
̶ « Ah ! busards, tu viens me marquer la vacherie ; je te jure que je vais te passer l'envie de revenir. Je n'ai pas menti, tu ne partiras pas d'ici avec la soif ; toi et ton estaffier ne sortirez que les pieds devants, ou après avoir vidé, jusqu'à la dernière goutte, le contenu de ce farrat. Allons, leste, l'eau du Doux est bonne, ne perdez pas le temps à découvrir la chatte cachée dans les choux ; videz le farrat, ou vous allez perdre l'envie de manger le pain »
̶ « Passe encore Monsieur, si vous nous donniez une bonne dame-jeanne de vin de Fels ou de Beaulieu, certes je ne récuserais pas ; mais las : du bouillon de grenouilles ! Vous nous feriez enfler le ventre comme une vessie de porc et nous attraperions bien sûr la dyssenterie ! »
̶ « Vous attraperez ce que vous attraperez, busards, mais vous boirez ou vous crèverez. Allons vivement ouvrez le gosier et arrosez-vous la bedaine. L'eau est claire, bien fraiche. Ne lanternons pas, vous pourrez encore partir de jour. Vous autres huissiers, ne ressemblez ni aux chauves-souris, ni aux chats huants ; votre travail ne saurait rien valoir après le coucher du soleil. Buvez donc et faites de bonne grâce, ou bien, sur ma parole, et je n'en ai qu'une, on vous portera en terre, demain dans le cimetière d'Yolet. Hardi, busards ! la patience m'échappe ; préparez vos entonnoirs, videz le farrat, si vous ne voulez pas que je vous troue le gosier d'une balle ! »
Le pauvre clerc, un jeune garçon d'une vingtaine d'années, se mit à trembler tellement qu'on eût dit qu'il avait les fièvres, et les pleurs lui échappèrent.
« Imbécile, cria le Capitaine, tu vas faire déborder le farrat, et l'amertume de tes larmes lui donnera mauvais goût. »
Menou sentait la colère le gagner.
̶ « Vous vous croyez donc, Monsieur, au temps où chacun agissait à sa guise, il vous semble que vous êtes à la tête de vas estaffiers, que vous pouvez occire un huissier aussi facilement qu'on pendit près d'ici le pauvre Guiral d'Yolet. Ce temps est passé. A quoi songez-vous d'oser vous attaquer à un sergent du Roi ; il vous en cuira, je vous en réponds. Votre conduite me stupéfait ; votre barbe grise ne vous a pas donné plus de bon sens qu'au pâtre de montagnes. Vous savez, Monsieur, que je ne suis pas mauvais diable, laissez-moi m'esquiver, je ne parlerai point de cette sottise, et nous resterons après, bons amis comme devant. Trinquons donc, si vous le voulez, mais non avec de l'eau. »
Pour toute réponse, l'autre ajustant l'huissier, arma les chiens des pistolets.
̶ « Menou, vide le farrat, ou tu fais ton acte de contrition. » Le clerc bramait, tel un veau, et pleurait de plus en plus.
̶ « Gueulard ! tu y passeras le premier, tonitrua le châtelain, le visant entre les deux yeux. » La peur fait faire bien des choses ! Sentant sur son front le froid de l'arme, le jeune garçon saisit une écuelle, la remplit au farrat et l'avala sans perdre haleine.
̶ « Allons enfant, encore une vingtaine d'écuelles comme celle-là et tu pourras prendre la porte. Tu n'es pas honteux, Menou, de voir ton clerc, plus raisonnable que toi. Je me fatigue ; le poignet commence à me faire mal, tant pis pour toi, tu t'en vas aller rotir en enfer » et le capitaine lui planta la gueule de l'autre pistolet sous le nez !
En voyant cela, l'huissier affolé, attrape précipitamment une autre écuelle, et comme s'il avait absorbé un quarteron de poivre, trois fois la remplit, et la vida d'un trait. Voyant son maître s'y mettre de bon cœur, le malheureux clerc prit courage, et bientôt le seau ne fut plus qu'à la moitié.
̶ « Allez-y, masles bestes ; vous ressemblez à mes chiens quand ils ont chassé tout le jour, à la grande chaleur d'août, qu'ils ont battu et foulé les genêts dans les landes d'Escazeaux ; ils ne sauraient tarir plus vite une flaque d'eau. Serez-vous assez contents de pouvoir reprendre le chemin d'Aurillac ? »
Menou, plus blanc que linge, ingurgitait écuelles sur écuelles, ne prenant répit que pour encourager son clerc.
̶ « Allons mon petit Pierre, encore un peu, je te promets un petit verre d'eau-de-vie, en arrivant à la ville. Buvons ensemble, mon pauvret ; le farrat diminue. »
De fait, le farrat commençait à osciller sur la table, mais le malheureux petit Pierre se tordait comme une couleuvre.
̶ « J'éclate ! je ne peux plus la garder, et ce ne sont pas des larmes qui m'échappent ! »
̶ « Laisse couler la fontaine, mon garçon, lève les écluses, tu ne feras point déborder la rivière » s'exclama le châtelain. Et, posant un de ses pistolets, il saisit le farrat et en vida les dernières gouttes dans l'écuelle de l'huissier.
̶ « Tiens Menou, à toi le coup de l'étrier ! Et maintenant décampez, que je ne vous revoie plus, à moins cependant que vous n'ayez encore soif ; je vous achèterai un farrat plus grand. Tu diras à ma femme, que j'irai la chercher dimanche à Tournemire. Je me languis d'elle ! Sachez que l'eau du Doux n'a jamais fait de mal à personne, et que celle-ci vous fera au moins autant de bien que les sources minérales de Vic ; partez, je vous dispense de tout remerciement. »
Enflés comme des crapauds, l'huissier et son clerc s'en furent sans demander leur reste. Tout le long de l'allée du Barreirat on eût pu les suivre à la trace, tel on suit un tonneau de vin, qu'un bouvier ramène du Limousin, et qu'il a fait goûter à ses amis sur le chemin, oublieux de remettre en place la chevillette.
Voilà trois cents ans passés qu'arriva cette véridique histoire. Quand, le soir, l'aïeule la raconte encore à la veillée, elle ne manque jamais de bien faire remarquer, que depuis lors, personne n'a souvenance d'avoir revu un seul huissier au Doux !