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CANTAL-LIENS

 

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association de liaison pour la généalogie et l'histoire populaire du Cantal

...La généalogie autrement

 

 

Un déjeuner interrompu. 

 

Le jour où Louis XVI et l'Assemblée Nationale proclamèrent la Constitution, abolissant dîmes et rentes, tailles et corvées, fut pour la FRANCE jour de grande liesse. Chacun croyait de bonne foi à l'avènement de l'âge d'or, s'imaginait volontiers que désormais les alouettes tomberaient du ciel, toutes rôties.

         Aurillac fit chère lie ; petits et grands s'embrassaient fraternellement, les riches bourgeois allaient avec entrain à l'Hôtel de ville, porter leur offrande volontaire pour combler le déficit, relever les finances épuisées, assurer une ère de prospérité dont chacun devait bénéficier, riches et pauvres, nobles et paysans.

Un des habitants d'Aurillac, qui donna l'exemple des premiers fut le Président Capelle de Clavières.

         Conseiller du Présidial, Secrétaire du Roi en ses Conseils privés et ses Conseils d'Etat, Président au parlement de Paris, Seigneur du château de Clavières-Ayrens, de plusieurs terres aux environs de Vic, et de maints domaines à St-Constant et dans la voisinage de Maurs, il était réputé savant et intègre. Bienveillant au menu peuple, d'abord affable, toujours prêt à obliger un ami, de vingt-cinq louis d'or, il jouissait de l'estime générale. Il ne passait pas pour un sectaire, fort modéré au contraire, et l'on savait que ses amis de paris, tous en haute situation, avaient largement contribué à l'avènement de la liberté. Aussi personne ne lui cherchait noise ; à Aurillac et à Ayrens il était sympathique à tous. Sur la porte de son hôtel de la rue du Prince, qu'on démolit plus tard pour percer la rue Neuve, aucun exalté n'avait jamais tracé des menaces de mort ; jamais il n'avait été insulté en traversant les rues de la ville. On disait volontiers de lui qu'il était brave homme et bon patriote.

         Pour fêter les nouveaux Conseillers, tous ses amis, Mr Capelle de Clavières voulut leur donner un grand diner. IL fit les invitations ; toutes furent acceptées avec empressement.

         Mariette, un vrai cordon-bleu, très experte en cuisine, que le Chanoine Delzons, le plus fin gourmet d'Aurillac de son temps, avait initiée à l'art de lier les sauces, fourbissait sa batterie, recherchait au marché les plus belles pièces.

         Nos ancêtres mangeaient mieux que nous, ne reculaient devant aucun sacrifice, sans regarder à la dépense, pour bien traiter leurs amis. Truites de Cère ou de l'Authre, carpes de Dordogne, voire même le poisson de mer qu'apportait la diligence de Chibret, écrevisses des ruisselets de montagne, dindes de Maurs, truffes du Quercy, foie-gras de Figeac, lièvres des hauts plateaux, qu'on dit plus fins et de meilleur goût en raison des herbes odorantes qu'ils y broutent, légumes de prime saison de St-Céré, pêches et poires de Pont, rien n'était excessif pour se procurer un bon diner, faire étalage de somptuosité gastronomique.

         Aussi, un homme, jeune encore à cette époque, mais déjà gourmet émérite, mort il n'y a guère que soixante ans, a écrit que jadis, les gens riches savaient manger délicatement, surtout les ecclésiastiques, dont c'est le seul péché mignon admis, tandis qu'aujourd'hui, les plus magnifiques ne savent pas se nourrir.

         Au matin du jour convenu, c'était le 12 mars 1792, le Président faisait tout préparer chez lui, pour recevoir dignement ses invités. Les valets agençaient la table, (celles à coulisses étaient inconnues alors). Les servantes essuyaient minutieusement les assiettes : c'était un service rehaussé de fleurs éclatantes, dont chaque pièce avait coûté plus d'un écu, rapporté à grands frais, par un marin de la famille, du lointain pays de Chine.

         Le calme habituel régnait en ville, chacun vaquait tranquillement à ses affaires, quand arriva d'Arpajon une centaine de vauriens à moitié ivres, criant pis que corbeaux en temps de neige. Ils sillonnaient la ville, insultant les passants, répétant le thème coutumier : qu'ils voulaient massacrer prêtres et nobles, incendier le Monastère. Ils recherchaient surtout Mr de Niocel, un malheureux juge qui avait la réputation d'être peu patient, et qui probablement devait avoir condamné plus d'un d'entre eux, qui souhaitait, sans doute, en tirer vengeance.

         De fait, M. de Niocel, frère du Seigneur de Labeau, somnolait vraiment trop à l'audience ! On racontait qu'un jour, les deux meilleurs avocats d'Aurillac plaidaient devant lui. Notre juge, dormait immobile comme une souche. Quand ils se turent, le silence réveilla le magistrat.

̶          « Quelle est votre sentence, Monsieur ? » demanda le greffier.

̶          « Qu'on le pende ! qu'on le pende ! » répondit Niocel.

̶          « Hé, hé, Monsieur, cela est difficile ; c'est d'un pré qu'il s'agit. »

̶          « Alors, qu'on le fauche ! qu'on le fauche ! »

         Et ce fut le seul jugement qu'on put en tirer !

         Voilà cette anecdote, telle qu'elle me fut contée. Je ne la crois pas demi-vraie. Il faut se méfier de la calomnie ; un mensonge n'a jamais déchiré les lèvres !...

         Quoi qu'il en soit, le menu peuple avait pris Mr de Niocel en haine. Une masse compacte accompagna les Arpajonnais à la maison de magistrat. Cet hôtel, qui existe encore tel que, est situé au coin des rues des Forgerons et du Consulat. Les brigands, ils ne sauraient mériter d'autre nom, enfoncent la porte et saccagent la maison, de la cave au grenier. Ils brisent tout, et le vin du pauvre Juge, disparaît lestement. A la fin, l'un des plus madrés eut l'idée d'inspecter la charpente de la toiture. Une charretée de genêts y séchaient. Sous cet abri, il découvrit le Juge qui s'y était blotti.

         Il faudrait rééditer le récit de la Passion de Notre-Seigneur, qu'on lit à l'église le Vendredi-Saint, pour exprimer ce que souffrit cette pauvre âme. C'est à croire que des chrétiens peuvent devenir pires que des bêtes sauvages. L'un lui arrachait les cheveux, l'autre lui sortait les yeux de l'orbite avec son couteau ; ils le trainèrent par les pieds dans l'escalier, sa tête martelant chaque marche. Un grand escogriffe le frappait à coups de sabots dans le ventre. Les femmes elles-mêmes, semblables à des chattes en folie, lui égratignaient la figure. Il n'avait pas encore rendu l'âme, quand ils le jetèrent au ruisseau, devant sa porte. Là un Arpajonnais l'acheva d'un coup de hache.

         Tandis qu'on massacrait Mr de Niocel, (le drame dura à peine une petite demi-heure), Mr Capelle de Clavières et ses invités étaient paisiblement attablés, ignarant la scène tragique. Il y avait là MMrs Destannes, de Falvelly, D'Estaing, le cousin même du Président, Mr Capelle de Puech-Jean et nombre d'autres membres du Conseil départemental. Les serviteurs venaient de déposer au milieu de la table, deux magnifiques lièvres. Leur fumet avivait l'appétit, donnait envie d'y goûter.

         Tout à coup, Mariette, en coiffe-longue et tablier d'indienne, apparut à la porte. Elle s'approcha sans bruit de son maître, lui parla un moment à l'oreille. Le Président calme et impassible l'écoutait, souriant.

         « Bien, bien, lui répondit-il, je vais y aller de suite »

         Et, s'excusant auprès de ses convives, les invitant à continuer le repas, il se leva de table et sortit.

         Mais au lieu de descendre l'escalier il entra dans un cabinet dont la fenêtre donnait sur les anciens fossés de la ville où était dernièrement encore le champ de foire, aujourd'hui transformé en square.

         Fort ingambe, malgré soixante ans passés, il sauta par la fenêtre, tomba sans se faire aucun mal et courut vers le bois de la Fage.

         Ses hôtes n'avaient pas encore eu le temps de goûter au lièvre, qu'on entendit un affreux vacarme à la porte de l'hôtel. Cinquante hommes armés, qui d'une faux emmanchée à l'envers, qui d'un épieu, de bâtons, de sabres ou de fusils, envahissent l'escalier, pénètrent dans la salle, vocifèrent :

         << Mort au président ! >> Les Conseillers s'enfuirent précipitamment. Les brigands, furieux d'avoir manqué leur coup, de ne pouvoir faire subir à Mr Capelle de Clavières, le sort du pauvre Niocel s'en prirent au mobilier. Ses belles assiettes, qui aujourd'hui vaudraient quasi leur pesant d'argent, lancées par les fenêtres, allèrent se briser sur le pavé. Deux seulement échappèrent, cachées sous une table de service. Quand ils eurent fouillé partout, tout brisé et détérioré, mangé le diner, les brigands s'en allèrent.

         Mariette, elle, ne perdit pas son temps en vaines lamentations. Elle alla droit au secrétaire de son maître, qui contenait mille louis d'or enfermés dans un sac de toile. Tranquillement, elle les prit, les mit dans son tablier, et sans émoi, sans s'inquiéter du pillage de l'hôtel, se gardant de donner l'éveil par une fuite précipitée, elle fut rejoindre son maître dans les bois.

         Marchant de nuit, dormant le jour dans les endroits solitaires, à travers les montagnes, les fugitifs atteignent Clermont. Là, en graissant la patte à un expert-géomètre de Lyon, qui s'en retournait chez lui, Mr Capelle de Clavières réussit à se faire passer pour son aide. Pendant plus d'un an, il continua à paraître occuper ces fonctions, vivant confortablement grâce aux louis d'or.

         Quand l'orage se calma, la Président rentra à Clavières où il fut immédiatement élu maire d'Ayrens.

(texte tiré des "Récits Carladéziens" écrits par le Duc DE LA SALLE DE ROCHEMAURE, imprimé à Aurillac en 1906, avec la version en dialecte du Carladez sur la page de gauche et en français sur la page de droite.)