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Les marraines de guerre, moral des troupes mais aussi libération des mœurs

 

Tiré du site Militaires d’hier, d’aujourd’hui, de demain
http://militaires-d-hier.forumgratuit.org/t3735-les-femmes-et-la-grande-guerre

Les marraines de guerre, moral des troupes mais aussi libération des mœurs

Les marraines de guerre, l'autre famille des soldats, avaient pour mission de soutenir le moral des soldats. Parfois spontané, privé et local, cet engagement fut aussi une institution populaire qui a laissé un souvenir marquant et qui explique sa réapparition en 1939. Pourtant, les circonstances de sa création restent largement ignorées, on a oublié depuis longtemps que l'armée s'en était défiée et que les moralistes les avaient traînées dans la boue. Pourquoi les marraines ont-elles fait peur et, paradoxalement, comment s'explique leur popularité ?

La guerre devant être courte, rien n'avait été prévu en 1914 pour soutenir le moral des soldats. Mais les fronts se figent, la guerre s'enlise dans la boue des tranchées et la question commence naturellement à se poser. Elle se pose de façon plus aiguë pour les mobilisés originaires des régions envahies qui sont coupés de toutes nouvelles de leurs familles et qui par là-même sont privés de soutien affectif, de mandats, de colis et de toutes les attentions qui permettent de tenir en donnant un sens au combat. Cela n'a l'air de rien, mais les semaines passant, le moral est gravement atteint. "Je suis dans mon escouade seul de ma condition, écrit l'un d'entre eux. Les autres reçoivent de belles et longues lettres en bas desquelles je vois quelquefois : tes parents qui t'embrassent. J'ai beau faire, je vous avoue que je suis jaloux de leur bonheur et, pourtant fort de caractère, j'ai déjà eu souvent envie de pleurer. J'ai bien fait des efforts pour ne pas me plaindre". "Il n'y a pas pour moi de moments plus durs que la distribution des lettres", confie un autre (1). Livrés à eux-mêmes, ces soldats sont secourus par diverses œuvres et associations qui ne peuvent toutefois remplacer l'affection d'une mère, d'une épouse ou d'une sœur. C'est pour eux qu'est conçue à la fin de l'année 1914 la généreuse idée des marraines de guerre.

La Famille du soldat est la première association à voir le jour en janvier 1915. Créée par Mlle de Lens, elle bénéficie du patronage de hauts personnages et de la publicité gratuite de L'Écho de Paris, qui ne tarde pas à fonder sa propre officine devant l'afflux des lettres des soldats en souffrance, tout comme d'autres journaux (L'Homme enchaîné, La Croix, Le Journal...). L'œuvre Mon soldat apparaît ensuite, fondée par Mme Bérard et soutenue par le ministre de la Guerre, Alexandre Millerand, avant qu'une myriade de journaux et d'associations diverses se proposent à leur tour de jouer les intermédiaires. Ces premières œuvres sont hautement morales et patriotiques, dirigées par des dames patronnesses conservatrices qui veulent rappeler que les Français forment une famille solidaire et unie. Le terme de "marraine" lui-même n'est d'ailleurs pas innocent. Appartenant au vocabulaire religieux, il évoque l'engagement devant Dieu de suppléer les parents si ceux-ci viennent à disparaître et démontre que les correspondantes remplissent une mission naturelle de secours à un membre de la communauté nationale. Pour certaines femmes, cet engagement familial prend un sens concret, comme pour cette mère en deuil qui écrit à la Famille du soldat : "Je n'ai plus de fils, je l'ai donné à la France. Rendez m'en un autre dans la personne d'un soldat séparé des siens".
Très vite cependant, les marraines de guerre sortent du cadre moral qui avait présidé à leur fondation. Le bouleversement est de trois ordres : non seulement le "marrainage" s'étend très largement au-delà des soldats privés de famille et échappe au contrôle des œuvres fondées en 1915, mais il se transforme en un flirt épistolaire, une relation sentimentale entre jeunes hommes et jeunes femmes.
Ce glissement du patriotique vers le sentimental est identifié dès 1915 quand la revue légère Fantasio invente l'oeuvre du "Flirt sur le front" le 1er mai de cette année-là. Ce bimensuel illustré s'inquiète de la solitude amoureuse des jeunes combattants et se propose de servir d'intermédiaire entre les deux sexes. Mais très vite les demandes des soldats dépassent les offres des demoiselles et le "Flirt sur le front" est victime de son succès. Le 15 août 1915, il se targue d'avoir déjà accordé 6 000 soldats et marraines, un chiffre que l'association Mon soldat n'atteindra qu'en 1917 ! Le 15 novembre, submergé de demandes militaires, Fantasio annonce qu'il met un terme à son initiative. Mais le flambeau du courrier du cœur est repris par la principale revue grivoise illustrée de l'époque : La Vie parisienne. Le 4 décembre 1915, elle ouvre ses colonnes aux petites annonces des mobilisés. Ils ne sont que deux à lancer une bouteille à la mer ce jour-là, mais six mois plus tard la revue hebdomadaire fait paraître deux pleines pages d'annonces de filleuls en quête d'adoption.


On ne cache pas ce que l'on recherche, allant droit au but : "Deux jeunes sous-officiers dem. Corresp. avec gentilles parisiennes, très affectueuses", écrivent deux artilleurs tandis que le maréchal des Logis Heufel fait paraître cette annonce : "La guerre est infiniment longue et je voudrais bien avoir, moi aussi, une petite marraine affectueuse et sentimentale qui me ferait oublier les jours qui s'écoulent si lentement. Discrétion de gentilhomme".

Populaires malgré les critiques a marraine de guerre devient alors pour les "pères-la-pudeur",  un péril social scandaleux, le reflet du délabrement des mœurs : "D'un mot où s'abrita tant de pieuse et patriotique bienfaisance, des gens couvrent leur cauteleux proxénétisme", s'étrangle l'Œuvre française, le 25 janvier 1917. Et La Vie parisienne se voit traitée d'agence de prostitution ! Progressivement, les marraines de guerre ne sont plus vantées dans la presse comme l'incarnation du patriotisme mais dénigrées, présentées comme des vieilles filles qui se lancent dans le jeu de la séduction en profitant des circonstances. Cette image dégradée est à l'origine de la crise de vocation qui se constate dès 1916. La lassitude, la longueur du conflit, la déception des rencontres, la mort des filleuls vécue douloureusement y sont aussi pour quelque chose

L'armée, pour sa part, n'apprécie guère l'initiative du "marrainage". Elle redoute que des espions ne se glissent dans la peau des correspondantes pour tester le moral des soldats, connaître le déplacement des troupes, les préparatifs en cours et d'autres informations qui pourraient être utiles à l'ennemi. Dès le 18 mai 1915, le ministre de la Guerre Alexandre Millerand - qui donne en même temps son soutien à Mon soldat - écrit au ministre de l'Intérieur pour lui demander de surveiller les postes restantes. Après accord avec le ministre des PTT, les correspondances adressées sous chiffres ou sous initiales ne sont plus distribuées mais jetées au rebut. Parmi les agences de poste restantes privées, l'entreprise Iris subit les foudres des patriotes et La Tribune de Paris mène contre elle une campagne virulente, l'accusant d'être le relais du proxénétisme et de l'espionnage allemand. Les annonces seraient codées ou bien des espions se cacheraient derrière, fantasment les moralistes. Une note du 2e bureau, c'est-à-dire le service de renseignement militaire, invite en juin 1917 à combattre les annonces des marraines dans la presse qui peuvent cacher "des agents de l'ennemi empruntant le langage des demi-vierges, sachant bien qu'en correspondant avec certains officiers, ceux-ci ne manqueront pas tôt ou tard de commettre certaines indiscrétions d'ordre militaire" (4). Le journal conservateur L'Intransigeant ne voit pas d'autre explication à l'échec de l'offensive du Chemin des Dames en avril 1917 : la France a été vaincue par les petites annonces "pornographiques" derrière lesquelles se dissimule l'espionnage allemand. Selon Gabriel Perreux, le 2e bureau aurait répondu à de nombreuses annonces pour sonder les motivations des marraines et s'assurer qu'on n'y trouvait pas un relais de Berlin. Les Britanniques ont, pour leur part, opté pour la manière forte, interdisant à leurs hommes les marraines françaises.

Certains généraux français auraient bien aimé adopter cette fermeté, le commandant des armées du nord et de l'est demandant solennellement au ministre de la Guerre, le 28 juin 1917, d'interdire les filleuls et les marraines. Sans succès. Même critiquées, les marraines sont trop populaires pour que l'on puisse jeter l'opprobre sur elles. La seule tentative d'interdiction n'a concerné que les marraines suisses en février 1916, mais l'initiative du 2e bureau a été désavouée le mois suivant par le gouvernement qui ne voulait pas de complication diplomatique en incriminant les femmes suisses.
En fait, la marraine de guerre fait peur aux militaires comme aux moralistes parce qu'elle incarne la libéralisation des mœurs, parce qu'elle est une femme libre qui écrit à des hommes, sans tutelle ni surveillance. Pire, l'existence de la marraine rappelle que les héros sont des êtres de chair et de sang, qu'ils souffrent et ont besoin d'affection, qu'ils sont fragiles et malheureux. Mais où est le héros stoïque, chaste et déterminé que dépeint la propagande ?


Notes : (1) Henriette de Vismes, Histoire authentique et touchante des marraines et des filleuls de guerre, Paris, Perrin, 1918, 298 p., p. 60-63. (2) Archives de la préfecture de police, B/A 772, pièce visée n° 2562. (3) Gabriel Perreux, La vie quotidienne des civils en France pendant la Grande Guerre, Paris, Hachette, 1966, 351 p., p. 41. (4) Service historique de la défense 16 N 1554
Source : Jean-Yves Le Naour, Historien. Revue "Les Chemins de la Mémoire n° 181" - mars 2008 pour MINDEF/SGA/DMPA